4
Le Deuxième Jour

 

Dhur suivait la vague montante du sommeil et se croyait dans l’auberge confortable. Mais, dans ce cas, de l’herbe avait poussé sur le lit, la tasse de vin s’était transformée en rosée renversée et la courbe de la hanche de la jolie chanteuse était devenue aussi dure qu’une roche.

Dhur ouvrit les yeux et considéra les bois avec mécontentement.

— Puissent les dieux remarquer que c’est mon cœur généreux qui m’a mis dans cette mauvaise passe.

Naturellement, les dieux ne réagirent pas.

Le jeune homme s’étira, sortit un paquet de pain, de viande et une flasque de vin, puis déjeuna. Le soleil vert le baignait et l’odeur des fleurs montait de l’herbe. Tout près, une tribu de lapins, sans tenir compte de sa présence, déjeunait de violettes ou jouait. Depuis l’enfance, Dhur chassait dans ces bois, il ne les redoutait pas et ne s’inquiétait pas de s’y perdre. S’il devait rencontrer un loup ou un lynx en colère, il avait sur lui son arc, son épieu et son poignard. Quand aux contes emplis de superstitions, il ne croyait ni aux fantômes, ni aux goules, ni aux esprits, ni aux démons. Tout cela n’était que pâture pour les poètes.

Au cours du premier jour de chasse, il avait commencé à être perturbé par un souvenir de la ville. Il s’était mis à songer aux noces bizarres de la fille d’un voisin avec le riche et vieux Koltchach. Le soir même, après une journée sans le moindre gibier, le gamin idiot était venu à lui, échappé au service de Koltchach. Dhur l’avait taquiné et l’avait abandonné pour suivre le restant des chasseurs. Mais l’adolescent s’était perdu, l’âne de selle (qui appartenait au père de Dhur) s’était perdu et, de plus, les chasseurs étaient encore rentrés bredouilles. Aucun animal ne s’était présenté. Hormis une jeune biche avec son faon, qui semblait savoir qu’elle ne devait pas être poursuivie par les hommes d’honneur, car elle avait lentement traversé leur route en hochant apparemment la tête à leur adresse.

Comme le jour baissait et qu’ils retournaient vers l’auberge (les routes de la forêt leur étaient connues aussi bien que les rues de leur ville), Dhur prit sur lui de s’écarter pour se mettre en quête du gamin perdu monté sur l’âne. Pour ne pas gâcher leur plaisir, il avait envoyé ses compagnons vers la Tourterelle avec pour instructions de boire chacun une tasse de plus et de donner un baiser de plus de sa part, s’il ne rentrait pas en temps voulu.

(Au même moment, il se demanda vaguement pourquoi il se donnait la peine de rechercher l’adolescent... qui s’était manifestement de nouveau enfui... alors qu’il avait juré à celui-ci qu’il ne ferait rien de tel. Dhur songea aussi à la manière dont il avait feint, lorsque le gamin lui en avait touché un mot, de ne pas se rappeler grand-chose de Koltchach ou de la noce... Quelles pouvaient bien en être les raisons ?)

Étant très confiant en la forêt, n’en ayant aucune peur, Dhur n’éprouva aucun malaise, rien qu’un léger chagrin lorsque le soleil se coucha et la nuit s’abattit. Il entendit une fois braire un âne et chevaucha dans cette direction, mais, malgré tous ses efforts et ses appels, il ne découvrit pas trace du malheureux garçon. Dhur fut alors pris d’une crise de mélancolie, qui n’avait rien de totalement déplaisant. Il campa parmi les arbres, alluma un feu et mangea son souper, tandis que son cheval attaché paissait l’herbe fraîche. Dhur se mit alors nonchalamment à penser à une fille dont il avait à demi le souvenir, une jeune fille bien née qui l’avait charmé, mais à qui il n’avait pas porté toute l’attention qu’elle méritait et dont il ne se rappelait plus exactement qui elle était. La fille d’un homme fortuné, cela allait sans dire, car elle portait de la soie brochée et avait de l’or aux poignets. Mais ses cheveux étaient aussi chauds qu’une flamme...

Et c’est au cours de l’acte agréablement mélancolique de la fabrication d’une chanson en l’honneur de cette Femme anonyme que Dhur s’endormit.

Endormi, il rêva. Il reposait sous l’arbre, parmi les cendres chaudes du feu, lorsque, à travers les arches du bois arrivèrent trois princes qui chevauchaient des montures noires. Ce ne pouvaient être que des princes, car ils étaient vêtus comme tels et leurs chevaux étaient de plus haute naissance.

Tout en rêvant, Dhur voyait à travers ses paupières fermées. Il vit les princes marquer un temps d’arrêt et lui jeter un regard.

— Cette forêt est jonchée de mortels, dit l’un.

— Ils sont partout, dit un autre. Ils emplissent le monde. Mais nous leur avons enseigné l’amour et ce fut là une erreur.

Tous trois éclatèrent de rire et le troisième, en se rapprochant, fixa le visage endormi de Dhur.

— Tu as de la chance, dit le troisième prince à Dhur, de ne pas être laid mais avenant. Car si je t’avais trouvé irritant à ma vue, je t’aurais foudroyé sur place.

Alors, le troisième prince, qui était lui-même d’une grande beauté, se pencha sur sa selle au-dessus de Dhur en un mouvement sinueux dont les mortels sont en général incapables et l’embrassa légèrement sur le front. Ce baiser le brûla. Comme le froid, comme la chaleur, ou comme l’acide... En eût-il été capable, Dhur se fût levé d’un bond, mais il était écrasé par des poids ; il ne pouvait ni bouger ni s’éveiller. Une drogue puissante semblait en action, de telle sorte que même les yeux de son rêve finirent par se fermer.

Il entendit les trois cavaliers s’en aller, mais le pas de leurs chevaux ressemblait à des cheveux d’ange caressant l’herbe et seules les clochettes chuchotaient sur leurs harnachements. Le propre cheval de Dhur émit alors un hennissement et, rompant ses liens, se précipita à la suite des trois autres et disparut. Dhur, gisant drogué par le baiser du rêve, ne pouvait même pas bouger pour jurer.

— Mais ce n’était qu’un rêve, se dit alors Dhur dans le matin illuminé par le soleil.

Il se retourna vers l’endroit où était attaché son cheval. Il ne le vit point. Dhur jura alors, si fort que les lapins dressèrent les oreilles et levèrent brutalement le nez des violettes.

— Comment mon rêve peut-il avoir fait s’échapper mon cheval ? voulut savoir Dhur.

Nul ne lui répondit, bien que l’on eût pu dire que toute la forêt le savait. Dhur supposa alors que le cheval s’était simplement enfui sur un coup de tête et qu’il avait incorporé les bruits ainsi produits dans son rêve.

— Ce maudit garnement, si jamais je le retrouve, promit Dhur aux lapins, sera reconduit chez Koltchach à coups de fouet. Il m’a coûté une nuit de plaisirs et une excellente monture.

Mais il n’y avait guère de colère en Dhur, car il n’était pas une créature soumise à la rage, de même qu’il n’était pas une créature qui connût de pensées profondes.

Il ne tarda pas à se lever de sa couche et à s’enfoncer dans les bois, ainsi qu’il le croyait, dans la direction de l’auberge.

 

A peu près à la même heure, Yezade rampait hors de l’arbre creux, des champignons dans les cheveux, offrant un spectacle désolant après toutes ses aventures.

Elle n’avait aucune idée de la direction qu’elle devait prendre, mais abandonner la forêt enchantée semblait du moins raisonnable. N’ayant aucune notion de son étendue ni des pistes qui la traversaient, elle ne pouvait donc que se fier à sa chance... qui, jusqu’à présent, ne lui avait été guère favorable. Elle était de plus tourmentée par une soif bien pire que la faim et, entendant une nouvelle fois le bruit de l’eau, elle se hâta de se diriger vers lui.

Elle atteignit bientôt la lisière d’une clairière qui était traversée par un petit ruisseau ; une pierre y affleurait et sur l’autre rive se trouvait une sorte de hutte faite de mousse et de branchages. Les lieux avaient pour Yezade un côté déplaisant, mais la soif l’emporta sur les scrupules, la cabane paraissait trop délabrée pour être occupée : elle se précipita vers le ruisseau et s’allongea sur la berge pour boire.

Elle n’avait pas encore bu à satiété lorsque se produisit soudain un mouvement à sa gauche et à sa droite. L’instant suivant, des poings brutaux s’étaient emparés d’elle. Yezade hurla.

— Cela semble assez humain, dit celui qui lui tenait le bras droit.

— Je ne me fie pas à ces bois, même de jour, dit celui qui lui agrippait le bras gauche.

Tous deux la secouèrent et Yezade gémit.

— Messires, je ne suis qu...

— Silence, drôlesse ! Notre seigneur jugera de qui tu es.

— Qui est votre maître ? voulut savoir Yezade avec une certaine inquiétude.

— Contemple-le, dit le ravisseur à sa droite.

Yezade regarda de l’autre côté du ruisseau. A l’entrée de la cabane se tenait une haute silhouette en robe noire jonchée de soleils et d’étoiles dorés, portant sur la tête un diadème en or et sur le visage un masque de laque noire.

— Le Seigneur Koltchach, déclara le ravisseur de gauche.

Yezade s’évanouit.

 

Le soleil méridien chassait la forêt et lançait ses flèches éclatantes. Dhur se tenait parmi elles, cherchant dans un sens, puis dans l’autre. Il s’était rendu compte qu’il avait perdu son chemin. Ce secteur des bois ne lui était pas familier, pourtant il ressemblait tellement au reste qu’il s’était laissé abuser.

Le soleil aurait donc dû le guider. Pourtant, en plein midi, la forêt, grand verre de quartz vert foncé, semblait fracassée par ce même soleil. Toutes les directions étaient déplacées, toutes les routes ne faisaient qu’une.

C’est alors que Dhur entendit à nouveau le braiment d’un âne.

— Oh, mon garçon, enfant de l’iniquité, dit Dhur avec un renfrognement joyeux en se dirigeant vers le bruit dément.

Au bout de quelques instants, il surprit l’éclair d’un pelage pâle à travers les arbres. C’était assurément l’âne de selle, qui avançait devant lui. Dhur le suivit à grands pas en s’enfonçant davantage dans les profondeurs lacustres des bois.

 

Yezade revint à elle. Elle se rappela tout et se sut perdue. Sa mère s’était trompée sur deux points. La prophétie du mariage de Yezade et l’affirmation que les démons ne se manifestaient pas sur terre durant le jour.

Car là était assise la poupée noire et dorée qu’avaient faite les démons grâce à leur art. Pourtant, l’oiseau de feu et de glace, qui était la forme qu’avait adoptée le Vazdru, était absent.

En fait, presque tout était absent. Il n’y avait aucun luxe dans la hutte. Et Koltchach, poupée, démon ou autre, était assis sur une bûche. Ses deux séides se tenaient derrière lui et ils portaient les restes dépenaillés de beaux atours, tout comme Yezade elle-même qui portait les haillons de sa robe de mariage.

— Allons, voyez, dit Koltchach (s’il s’agissait bien de Koltchach), ce n’est qu’une pauvre fille, probablement ensorcelée comme nous l’avons été. Ah, jeune fille, ne crains rien, mais conte-nous plutôt tes malheurs.

Yezade ne put cependant émettre un seul mot.

— La terreur lui a fait perdre le pouvoir de la parole, annonça Koltchach. A moins que ce ne soit mon masque qui l’effraie. Chère enfant, dois-je l’ôter ?

— Non ! hurla Yezade.

— Oui, ce sont ces rumeurs qui la plongent dans la détresse, se lamenta Koltchach.

Il leva ses gants dorés aux griffes noires et commença à ôter sa tête.

Yezade se hâta de se pâmer.

 

L’âne du portier, attiré par le charme de quelque chose avec quoi il avait eu jadis certaines relations et qui flambait maintenant au cœur de la forêt comme une lune à terre, continuait d’aller l’amble dans sa direction, ne marquant un temps d’arrêt que pour raser une fougère ou lécher les eaux délicieuses des bois. Jamais, de toute sa vie, l’âne n’avait joui d’une telle liberté. Un gros homme l’avait chevauché (le portier), puis un garçon de sexe féminin, léger mais maladroit. Privé de paille, l’âne n’était que plus heureux. A un moment donné, il flaira l’odeur âcre d’un chat sauvage, rua et s’enfuit, mais ce traumatisme était presque oublié. La forêt lui paraissait un havre d’abondance et de sécurité. A deux reprises, par ailleurs, il avait entendu une musique divine retentir à travers les allées, l’hymne d’un membre de son clan : « Hi-han ! »

Au même moment, l’âne eut l’impression que quelque chose le poursuivait, marmottant et grognant, qui avait une senteur humaine et dont les bruits fracassants n’auguraient que la captivité et le service. L’âne ne s’y opposait pas véritablement, mais il n’était pas non plus entièrement prêt à s’y soumettre. Il continua donc de sautiller, de trottiner à travers les ronces là où il le pouvait, de telle sorte que celui qui le suivait fût également obligé de les traverser ; il descendit des pentes glissantes pour que son poursuivant l’imite et franchit des ruisseaux encombrés de lis sauvages des calices desquels s’élevèrent des essaims de guêpes.

C’est ainsi que fut mis fin à l’après-midi : le soleil se tourna à l’ouest et les arbres commencèrent à étaler leurs ombres diaphanes. Au même moment, l’âne, en découvrant le but qui l’avait attiré, sortit bruyamment sur la rive d’un large étang. Là, le ciel était visible, dans une lèvre dorée incurvée, les cimes de la forêt amassées à sa lisière comme les roseaux au bord de l’eau. Le ciel se reflétait dans l’étang, et les deux éléments demeuraient si clairs et immobiles en ce lieu et en cet instant que l’on ne pouvait dire si le ciel était en haut et l’étang en bas, ou inversement.

La grande tranquillité et la beauté de cette image apaisa même Dhur qui avait les pieds douloureux et le corps couvert de piqûres. Il fit halte pour laisser ses yeux absorber ce spectacle. Il aperçut alors l’âne de selle qui sirotait calmement au bord de l’étang, ou du ciel, sans personne sur le dos.

Ce qu’allait alors faire Dhur ne peut être que sujet à conjectures. Car, au moment où il allait bouger, un miroitement se produisit parmi les arbres, comme si l’étoile du soir s’y promenait.

Dhur reprit son souffle. Il recula parmi les buissons et fixa avec attention son regard sur la berge.

En effet, dans la lumière chaude, une magnifique jeune femme s’avançait, éblouissante comme l’ivoire le plus blanc, car elle n’était vêtue que de fleurs, de feuilles de vigne et d’une cascade de cheveux aussi rouges que l’ambre.

— Mais elle ressemble... à celle que je me suis rappelé, murmura Dhur. Mais l’autre n’était pas aussi belle que ceci, car elle était mortelle. Et celle-ci est une sylphide des bois... en quoi je ne crois point.

La sylphide pénétra sur les hauts-fonds de l’étang, où elle se baigna et se lava d’eau et de lumière ; bien qu’elle ne fît aucun bruit, ses gestes ressemblaient à une danse. En voyant l’âne, elle s’en approcha et lui embrassa le visage, ce que l’animal souffrit avec une bonne grâce apparente.

— Quelle infortune, dit Dhur en s’appuyant contre un arbre. Quelle chance pour cette basse créature. Si les dieux avaient la moindre compassion, ils me donneraient la capacité de changer de place avec cette bête. Je pourrais alors sentir ces mains autour de mon cou et ces lèvres sur mon visage.

Mais Dhur se retint d’appeler l’apparition, ou de l’approcher. Car, puisque les légendes de sa race étaient vraies, elle y resterait fidèle et s’enfuirait ou s’évaporerait en l’apercevant.

Il se contint péniblement et jura en son cœur que tel était donc son destin de se trouver pris au piège d’une créature éthérée (puisque l’existence de ces êtres le charmait beaucoup).

Enfin, lorsqu’elle eut fini de se baigner, ayant rendu à demi fou le spectateur discret, l’exquise jeune fille abandonna l’étang et retourna parmi les arbres. L’âne se mit instantanément à trotter à sa suite. Et Dhur, tout autant sous l’enchantement, suivit le mouvement.

Tous trois, l’un derrière l’autre, remontèrent ainsi dans la forêt qui s’assombrissait.

 

Yezade était restée couchée quelques heures dans la cabane, comme morte, sans ciller, bien qu’elle eût toute sa conscience. Elle récita tout du long un mantra qui maintint son corps rigide et, soit son pouvoir, soit sa croyance en celui-ci, la transforma en planche. Malgré ceci, elle entendit enfin Koltchach déclarer :

— Si je n’étais que la moitié du magicien que j’ai prétendu être, je pourrais la ranimer. En fait, nous aurions tous évité ces déboires.

Les deux hommes de main acquiescèrent de tout cœur. Après quoi, ils dirent qu’ils allaient voir s’ils pouvaient trouver du gibier et quittèrent la hutte.

Bientôt, Yezade renversa le mantra, ouvrit un peu les yeux et contempla Koltchach assis immobile sur une bûche. A côté de lui reposait paisiblement sa tête en laque, avec sa coiffe et son diadème. Mais la hideur de ce spectacle était toutefois radoucie. Car, si une tête avait été ôtée, l’autre demeurait à sa place sur les épaules de Koltchach. C’était le crâne grisonnant et la face d’un homme âgé à l’expression malheureuse.

Yezade s’assit et, si le Koltchach en laque demeura impavide, le Koltchach âgé et malheureux braqua son regard sur elle.

— Les dieux soient loués, la jeune fille est ranimée.

— Ce n’est pas grâce à toi, lâcha Yezade.

— Sans nul doute as-tu raison et j’ai été convenablement châtié pour mon orgueil et ma folie. Accepterais-tu d’entendre mon histoire ?

— Je préférerais manger et boire, dit Yezade, car cela fait deux jours que je suis à jeun, par ta faute.

Koltchach baissa la tête.

— Mes hommes ont ramassé ces fruits sauvages et il y a ici une boîte de friandises prévues pour une noce. Je ne vois pas comment je pourrais être responsable de tes deux jours de jeûne et je n’ai rien d’autre à t’offrir, mais tu peux te servir à volonté.

En conséquence, Yezade festoya de son mieux et Koltchach, qu’elle le voulût ou non, se lança dans son récit.

— Étant exceptionnellement riche et ayant en ma possession depuis le début de mon existence de nombreux artefacts et curiosités, j’avais prétendu être un homme mauvais et terrible qui était capable de bien des magies malveillantes. De la sorte, je me protégeais des voleurs comme des sycophantes et étais libre d’habiter comme je le voulais, seul et en paix.

Pour renforcer cette mauvaise réputation, Koltchach chevauchait parfois vêtu ainsi que Yezade l’avait vu en premier lieu, avec son or et ses griffes, tout le visage et la tête dissimulés par un assemblage de tissus, de masque et de diadème. L’on racontait des histoires de livres reliés en peau humaine, qu’il avait des yeux magiques derrière la nuque et qu’il était capable de détacher son âme qu’il projetait alors sur ses ennemis sous la forme d’un nuage noir. Cependant, Koltchach menait une vie pure et accomplissait en secret des actes de charité. Seuls certains de ses gardes et des membres de sa maisonnée connaissaient la vérité et, étant fidèles à leur maître, ils ne le trahissaient point.

Un soir, toutefois, la vie placide de Koltchach avait été bouleversée. Il reçut un visiteur surnaturel sous la forme d’un fantôme qui lui apparut dans son étude.

— Koltchach, commença ce fantôme, qui était de sexe féminin et élégamment vêtu à la manière de la dame de compagnie d’une maison fortunée.

— Madame, l’interrompit Koltchach, je ne suis point mage et il t’est donc inutile de te manifester à moi.

— J’ai conscience de tes capacités, repartit le fantôme, mais il te faut tout de même m’écouter. J’ai été troublée il y a de nombreuses années et c’est pourquoi je suis incapable de dépasser mon état incorporel. Vivante, j’avais une fille à laquelle j’avais fait une prophétie. Je ne t’importunerai point de son contenu. Il suffira que tu saches qu’elle concernait son avenir, or j’étais dans l’erreur et je l’ai abusée, car normalement rien ne pourrait correspondre à mon oracle. J’ai donc eu l’intention de créer une occasion qui puisse me racheter à ses yeux en tant que prophétesse et, de plus, lui procurer une situation stable. En cela tu m’assisteras.

Le fantôme impérieux indiqua alors à Koltchach le nom et le lieu d’habitation d’un homme particulier et conseilla à Koltchach de lui adresser un message sur-le-champ.

— Tu lui diras que tu as vu sa fille dans un miroir magique, que tu veux l’épouser et qu’en échange tu lui donneras des cadeaux tels que sa cupidité ne lui permettra pas de te la refuser... car c’est un misérable égoïste, ce que j’ai appris à mes dépens lorsque j’étais en vie.

— Madame... la coupa encore Koltchach.

— De plus, décréta le fantôme, tu exprimeras ta proposition en des termes sinistres qui ne pourront qu’inquiéter tout un chacun et tu veilleras également à ce que toutes les rumeurs de ta vilenie soient ravivées, de telle sorte que ta fiancée soit terrorisée. Ma propre enfant, ajouta le fantôme, est vive et elle profitera certainement de l’occasion en se fiant à ma prophétie. Je t’ai choisi, termina le fantôme, en raison de ta mauvaise réputation, de ta vertu et de ta richesse bien réelles, qui s’uniront pour accomplir mon dessein.

— Et si je refuse ? dit Koltchach, comme il était fort compréhensible, quelque peu perturbé. Je ne suis pas du genre à me marier. Je préfère mes livres.

— Si tu refuses, dit le fantôme d’un air résolu et menaçant, je hurlerai et je me lamenterai chaque nuit dans ta demeure, emplissant de peur et de détresse le cœur de tous ceux qui m’entendront. N’étant point magicien, tu ne pourras me chasser ; et si tu as recours à un vrai magicien, ta réputation sera ruinée à tout jamais. De toute façon, tu seras perdant.

Le fantôme (qui n’était autre, naturellement que celui de la mère de Yezade) démontra alors ses capacités en matière de hurlements et de lamentations. Peu après, Koltchach acceptait ses conditions et envoyait sur-le-champ au père de Marsineh un messager demandant sa main de manière on ne peut plus bizarre.

Yezade, qui écoutait cela, était maintenant rendue muette de fascination. Mais elle n’avait pas besoin de lui demander de continuer. Koltchach s’étendit sur le sujet, comme le font habituellement tous ceux qui ont à conter leurs malheurs.

— Tout fut alors arrangé et, n’ayant d’autre choix, je dus me résigner philosophiquement, bien que causer un tel désarroi à cette jeune fille me causât un grand chagrin. J’emmenai avec moi une importante suite et d’impressionnants cadeaux, comme l’avait exigé le fantôme, et partis vers le rendez-vous fixé pour le mariage. Tout se passa fort bien jusqu’à ce que notre groupe aborde la lisière de cette forêt.

La nuit était tombée, le groupe préparait son camp parmi les arbres. Le splendide pavillon de Koltchach fut érigé, mais à peine s’était-il retiré à l’intérieur qu’il y découvrit quelqu’un d’autre.

Au premier abord, il ressemblait simplement à un jeune homme, le cheveu et l’habit noirs, très pâle et d’une beauté troublante, qui se prélassait sur les coussins du divan et dévisageait Koltchach.

Or Koltchach avait déjà dû affronter ce genre de rencontre avec un ou deux jeunes hommes insolents et, usant de sa fausse personnalité, n’avait pas tardé à l’emporter sur eux. Koltchach se redressa donc et déclara :

— Me connais-tu, jeune fou ?

Sur ce, le jeune fou lâcha un rire si mélodieux que tous les objets de la tente, des pompons en soie jusqu’aux coupes en albâtre, semblèrent fondre. Il répliqua :

— De tous les fous qui existent, il n’est de meilleurs fous que les mortels.

Koltchach, qui n’avait rien d’un fou, eut alors quelque inquiétude. Il affirma donc :

— Je comprends que je me trouve en présence d’un supérieur.

— Oui, effectivement. Tu es érudit sinon magicien. Aussi as-tu dû entendre parler des Vazdru.

Un voile sembla alors se dissoudre devant les yeux de Koltchach. Il vit devant lui une créature qui était faite, partie de chair, partie de feu et surtout partie de ténèbres. Il rejeta donc aussitôt sa défroque et sa coiffe de magicien et s’inclina très bas, tremblant et frissonnant.

Les démons Vazdru étaient sensibles à la flatterie. Celui-ci ne faisait point exception et sourit en disant :

— Ton bon sens de mortel fou t’a épargné ce soir plus d’un tourment, Koltchach le Non-Magicien. Mais je dois t’avertir. Le Prince des princes, Ajrarn le Magnifique, dans sa colère, doit rendre visite à ces bois. Il ne doit y avoir aucun mariage, aucuns tendres amants humains. Si tu veux, c’est ainsi que je désire interpréter la grande querelle qui existe entre mon maître et deux autres seigneurs.

— Il est inutile de s’opposer aux princes démoniaques, dit Koltchach.

— Absolument. Sois donc résigné.

A ces mots, Koltchach s’allongea sur le sol. A peine avait-il adopté cette posture que la tente et tout ce qu’elle contenait disparurent dans un éclair et un tourbillon descendit sur les bois. Koltchach s’accrocha à la terre, bien que les vents tentassent de l’en arracher. Des objets lui tombèrent autour des oreilles, des branches, des pierres, des torchères et des selles... et l’air s’emplit de hennissements et de cris.

Lorsque le tumulte cessa, Koltchach se retrouva en bivouac dans la clairière avec seulement deux de ses gardes. Ils étaient quelque peu hébétés et dirent qu’ils avaient vu des hommes et des chevaux emportés par-dessus les arbres les plus élevés et les avaient entendus gronder par la suite, sans qu’ils eussent pu les retrouver. Aucun de ceux qui étaient partis les chercher n’était revenu.

Tous trois avaient donc passé le restant de la nuit sur place. Au matin, Koltchach avait permis aux deux gardes d’aller inspecter les environs, mais en faisant des marques sur les arbres pour trouver le chemin du retour.

A midi, un homme était revenu en disant qu’il avait entendu d’autres appels et des jurons vigoureux dans les bois, mais qu’il avait été incapable de les rejoindre. La forêt était peut-être ensorcelée, ou très enchevêtrée.

Le deuxième homme était revenu au coucher du soleil et il avait de plus étranges nouvelles encore.

— Mon seigneur Koltchach, tu ne croiras peut-être pas ceci, mais je te fais le serment qu’à midi, en arrivant à une trouée parmi les arbres j’ai vu toute une compagnie qui chevauchait en dessous de moi. Ils ressemblaient à tes hommes, dont la moitié était avec nous il y a peu, des gars que je connais depuis trois ans et plus. Au beau milieu de ceux-ci se trouvaient les chariots chargés de présents et la litière de la mariée. Personne ne conduisait le cortège, qui avançait comme sous l’emprise d’un charme. Lorsque j’ai appelé, nul n’a levé les yeux ni répondu. Il m’a semblé également que, bien que ce fût le jour, ils se déplaçaient encore dans la nuit.

— Et depuis lors, dit Koltchach, nous sommes restés humblement dans la forêt afin de ne point irriter les démons. Mes hommes m’ont construit cet abri et c’est ici que, la deuxième nuit, j’ai fait un rêve, que je pense être la vérité et envoyé par le prince Vazdru, soit par mépris, soit par ironie. Car j’ai contemplé le cortège de mes hommes dans une ville où se déroulait un mariage. Une fille voilée se faisait épouser par une créature qui était ma réplique exacte lorsque je suis déguisé pour paraître le plus effrayant possible. Or je suis un savant et je sais que les démons inférieurs (qui s’appellent les Drin) sont capables de fabriquer de merveilleuses poupées mécaniques et même de travailler l’or, qu’abhorrent les castes supérieures. Je suppose donc qu’une poupée démoniaque a épousé la jolie fille qui était ma fiancée. Et les dieux seuls savent ce qu’il est advenu d’elle. Ou de la moitié de ma suite qui sera certainement dispersée une fois le mal fait. Ou de moi... car si je n’ai totalement saisi le plan du fantôme, j’ai manifestement mal joué mon rôle et elle ne croira rien de tout cela. J’en serai tenu responsable et serai hanté et accablé de ses vociférations jusqu’à l’heure de ma mort.

Yezade baissa alors la tête.

— Mon seigneur, je vais maintenant t’informer de ce qu’il est advenu de la femme qui t’avait été promise.

Les sortilèges de la nuit
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